LA CRITIQUE EST AISEE, MAIS L’ART EST DIFFICILE

Mathieu Goyet, directeur départemental du GRIM (69) nous livre ici une tribune à propos de son vécu de la crise sanitaire, du caractère inédit de celle-ci et du contexte totalement exceptionnel dans lequel il a fallu évoluer tant bien que mal pour tenir ensemble la sécurité des personnes et la continuité des services.

LA CRITIQUE EST AISEE, MAIS L’ART EST DIFFICILE

Pour répondre à une invitation de la mission d’appui du Centre ressource de réhabilitation psychosociale et de remédiation cognitive qui a souhaité mettre en évidence les impacts de la crise sanitaire sur les professionnels engagés dans l’accompagnement des personnes souffrant de handicap psychique sévère, je propose ici à la critique une tribune à propos des derniers mois vécus, totalement exceptionnels et inédits.

Je parle de ma place de directeur des services de l’association GRIM sur le territoire du Rhône.

Notre association gère sur le Rhône un SAMSAH (service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés), un SAVS (service d’accompagnement à la vie sociale), un SPJM (service de protection juridique des majeurs), et un Foyer de Vie (La Pierre d’Orée)

Mes propos n’engagent pas mon association, ils relèvent d’une subjectivité assumée, ils sont un peu décousus, à l’aune des pensées qui m’ont traversées aux moments les plus intenses de la crise. Ces pensées ne sont plus tout à fait les mêmes aujourd’hui, mais je ne souhaite pas les chasser et que mon monde d’après ressemble à mon monde d’avant.
Elles contiennent des critiques ; comme mes actes et propos sont aussi critiquables, cela me paraît juste.

1.L’ORAGE DES PREMIERES SEMAINES

Tout commence le jeudi 12 mars au soir, par l’allocution de M. Macron ; « nous sommes en guerre ».

Tout s’accélère le samedi avec la conférence de presse de M. Philippe.

Entre les deux nous réunissons les salariés sur les différents sites.
Je fais tourner une feuille volante, demandant à chacun d’y inscrire ses coordonnées personnelles, mail et téléphone, afin de rester en contact. Peu de certitudes, sinon que tout va changer.

Ce sont bien des questions de vie et de mort qui ont traversé les esprits pendant les premières semaines de crise. C’est bien cela qui aura été le plus marquant à mes yeux, le plus éprouvant, pour chacun. Qui va vivre, qui va mourir ?

En jeu, la vie des salariés, l’employeur est responsable de leur sécurité (obligation de résultat selon les textes légaux) ; et celle des bénéficiaires de nos différents services. Il a fallu tenir cette double mission : Continuité des services rendus aux usagers et protection des salariés.

Notre équipe de direction s’est révélée solide pendant l’orage, en réunion de crise tous les jours, analysant l’avalanche de consignes (parfois des « recommandations », c’est tout de même moins engageant…) qui descendaient de l’ARS. Un certain nombre d’autres administrations/organismes ont tout bonnement disparu.

Ces consignes ne nous donnaient pas la marche à suivre sur le terrain, avec la réalité qui étaient la nôtre, elles contenaient des paradoxes, j’y reviendrai, et révélaient beaucoup d’incertitudes et de précipitation de la part des autorités, peu rassurantes en réalité. (Souvent non paginées, où non datées…).

Les décisions principales ont concerné la réorganisation du travail, sur site et à distance, la mise en place d’outils partagés de suivi des éventuelles contaminations ou suspicions, ainsi que des incidents de tous type qui auraient été susceptibles de se produire.
Une décision importante à mon sens, que nous avons prise, celle de rester présents sur chaque site. Il nous est apparu inenvisageable de « piloter », « encadrer » à partir d’une position de télétravail, les cadres sont donc restés sur le terrain.

Ce que je comprenais de ces consignes/recommandations, sur le fond, paradoxalement à nouveau : « Débrouillez-vous ! ». C’est là où la notion de responsabilité prend sens, nous étions dans une situation où il nous faudrait peut-être répondre (c’est ce que signifie le terme de responsabilité) de nos décisions, y compris pénalement. Nous en sommes encore là aujourd’hui.

J’ai observé des partenaires, certains m’ont semblé dépassés, par exemple un EPAHD qui demandait aux familles de prendre par anticipation des décisions terribles, je cite :

« Merci de donner votre avis :
A. Je préfère que mon parent soit pris en charge à l’EHPAD (1 accompagnement palliatif si nécessaire sera bien entendu possible)
B. Je préfère que mon parent soit hospitalisé si son cas s’aggravait sachant que la réanimation sera sélective. »

Je comprends : Souhaitez-vous que votre père meure à l’EHPAD, ou qu’on le confie à l’hôpital où il ne sera sans doute pas réanimé ?

Un autre partenaire, dont la peur transpire quand il s’adresse à ses bénéficiaires :
« Les mesures strictes mises en place (…) ont pour objectif que le CORONAVIRUS « fauche » le moins possible de résidents ».
« Toute sortie des résidents de leur logement n’a donc pas de motif valable et met en péril la vie d’autrui »

La critique est aisée, bien sûr, cependant je cite ces exemples pour montrer ce qu’a pu produire cette crise, et la peur qui l’accompagnait : peur de la mort, peur d’être jugé responsable.

2.LES « EN MEME TEMPS » EREINTANTS

Je reviens sur la notion de paradoxe, sans être sûr qu’elle soit finalement la plus juste pour nommer ce que je cherche à décrire, que contenaient selon moi les consignes qui tombaient en une pluie continue. La notion d’injonction paradoxale pourrait peut-être aussi faire l’affaire.

Voici quelques exemples :

Dans : Le Protocole relatif aux consignes applicables sur le confinement dans les ESSMS et unités de soins de longue durée – 20/04/2020 (ministère des solidarités et de la santé) :

« Les recommandations visant à « concilier nécessaire protection des résidents et rétablissement du lien avec les proches », remises par le 18 avril 2020 au ministre des solidarités et de la santé par Jérôme GUEDJ et consultables sur le site du ministère des solidarités et de la santé »

Nous vous faisons confiance pour placer le curseur au bon endroit, mais vous ne pourrez pas dire que vous n’avez pas été prévenus !

Dans le même texte :
« Ce protocole national présente des recommandations précises relatives à l’organisation du confinement dans les établissements lieux de vie des usagers. Toutefois, il revient aux directrices et directeurs d’établissement de décider des mesures applicables localement, (…), en fonction de la situation sanitaire de l’établissement et dans le respect des préconisations locales délivrées par les agences régionales de santé et les préfectures. »

Si les recommandations sont « précises », alors c’est facile non ?

Dans : Lignes directrices pour la mise en œuvre des mesures de confinement en établissements médico-sociaux – 28/03/2020 (ministère des solidarités et de la santé)

« En cas de confinement individuel en chambre, des mesures adaptées à la situation de chaque résident doivent être prises afin d’éviter au maximum les effets indésirables de l’isolement, y compris pour les résidents atteints de troubles du comportement. En règle générale, toutes les mesures sont prises pour limiter l’isolement des résidents et éviter qu’ils ne soient coupés de leurs proches. »

Je ne sais pas si j’aurai su éviter les effets indésirables d’un confinement individuel en chambre de résidents atteints de troubles du comportement.
Heureusement qu’« à l’impossible nul n’est tenu. »

« Protocole national de dé-confinement pour les entreprises pour assurer la sécurité et la santé des salariés » 05 mai 2020 (ministère du travail - cette fois paginé)
« Gestion des flux de personnes- Principes généraux de gestion des flux »

« Pour toutes ces raisons, des plans de circulation doivent être mis en œuvre mais sous une forme incitative plus que contraignante (fluidifier plutôt que ralentir) »

Ainsi la sécurité doit être « garantie », mais grâce à de l’« incitation », pas simple.
Je passe sur cette notion déshumanisante de « flux », qui parle bien d’existences humaines. Cela m’évoque le concept de « société liquide » qu’avance M. Vidal Naquet. J’ajouterai que si la société est liquide, cela explique peut-être que certains s’y noient.

« Employeurs et directeurs d’établissements ou services accueillant des personnes âgées et handicapées. Informations sur la conduite à tenir par les professionnels relatifs à la prise en charge du corps d’un patient décédé infecté par le virus SARS-CoV-2 »
(Pas paginé, pas daté…)

L’effet sur les destinataires de cette consigne n’est pas difficile à imaginer ; je la cite ici pour rappeler le contexte anxiogène dans lequel nous avons été plongés pendant quelques semaines.

3-L’ANORMAL QUI DURE – LE DE-CONFINEMENT

Télé-médecine – Télé-travail – Télé-justice – Télé-réunions - Télé-relations………

Nous sommes aujourd’hui 4 mois après le début de la crise, 2 mois après le début du dé-confinement. Le temps anormal s’étire.

Par nécessité nous avons travaillé à distances dans différents domaines. Et cela nous a permis de maintenir notre activité.

Je dirais cependant que c’est un mode dégradé de travail ; certes nous avons l’intention de continuer, quand la crise sera passée, un peu dans ce registre pour des raisons valables, économiques, écologiques, d’organisations…. Mais mon ressenti est le suivant :
Comme nous sommes des êtres sociaux, de chair et d’os, il me semble très important que nous puissions nous côtoyer à nouveau, physiquement, entre professionnels, et avec nos bénéficiaires et partenaires.

Je constate, c’est personnel, que cette « virtualité » imposée par la crise, met comme un voile entre les êtres, et ne peut que partiellement remplacer l’intensité de la présence.

4-DU COTE DES PERSONNES ACCOMPAGNEES PROTEGEES - L’ENCOURAGEMENT A L’ISOLEMENT SOCIAL

Incongruité par rapport à nos pratiques d’accompagnements habituelles qui visent à la recherche du lien social, à la socialisation, il nous a fallu pendant cette période encourager l’isolement social de nos bénéficiaires. Certains d’entre eux se sont parfaitement adaptés à la situation….

Les professionnels accompagnants seraient pour le reste bien plus à même que moi pour décrire comment les relations, le soutien aux bénéficiaire s’est tissé différemment pendant la crise. Ce que j’ai observé c’est que le lien n’a pas été rompu, et que des actions très concrètes ont été mis en place, au-delà des appels téléphoniques : livraisons de médicaments, d’ordonnances, d’attestations de sorties ; réactions à des situations de crise ponctuelles, réassurance, hospitalisations…

La place et le temps manquent à ce stade de mon propos, une dernière chose cependant, je n’aurais pas souhaité être ailleurs qu’à ma place, chaque semaine de la crise, au sein des équipes de professionnels engagés de mon association.

Mathieu Goyet