Hospimedia - L’expertise des personnes en situation de handicap enrichit la formation des professionnels

Emmanuelle Deleplace, publié le 23/04/2018

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Longtemps les personnes handicapées ont été considérées, au mieux, comme des témoins dans les formations des professionnels destinés à les accompagner. Mais, depuis quelques années, des expériences innovantes démontrent l’intérêt d’une expertise sur le handicap, qu’il soit physique, cognitif ou intellectuel, portée par les personnes qui le vivent.


Stéfany Bonnot-Briey est une pionnière. Autiste Asperger, elle a fait de la formation à la compréhension des mécanismes en jeu dans le spectre autistique une activité professionnelle qu’elle développe en tant que formatrice depuis plus de quinze ans. "J’ai un parcours particulier, j’ai été dépistée autiste à vingt-six ans alors que j’étais moi-même accompagnante psycho-éducative [l’ancêtre des auxiliaires de vie scolaire] auprès d’enfants autistes. Je suis reconnue en situation de handicap et je bénéficie d’aides humaines tant au travail que dans mon quotidien. Pour faire de la formation, je me suis moi-même formée. Mais je pars aussi de mon expérience intime sur le fonctionnement, interne, le mode de pensée particulier, la place des émotions et les enjeux du parasitage qui est commun à toutes les formes d’autisme."

Aujourd’hui, Stéfany Bonnot-Briey est souvent appelée dans des cycles de formation continue ou directement dans des formations internes auprès des établissements, elle intervient encore peu en formation initiale, en dehors du master d’ingénierie des dispositifs de l’aide spécialisée à la personne de l’université Paris-Descartes. Si elle a développé ses propres modules de formation, elle reconnaît que les premières années, ce qu’on attendait d’elle c’était surtout un Témoignage.

"Moi je ne donne aucune solution aux professionnels, je leur apporte les ingrédients qui leur permettront d’élaborer leurs propres recettes."

Stéfany Bonnot-Briey, autiste et formatrice


Du témoignage à l’expertise


Dépasser le témoignage pour développer l’expertise d’usage, c’est un des enjeux du travail d’Alicia Jovin à la Croix-Rouge française. Myopathe, elle a connu comme Stéfany Bonnot-Briey un parcours scolaire chaotique. Elle décroche néanmoins un master en audiovisuel et rejoint la Croix-Rouge en 2015 sur une mission de service civique avant d’être embauchée pour développer la pair-émulation et l’empowerment. Avec son fauteuil électrique, Alicia Jovin a commencé par proposer son expertise aux instituts de formation de la Croix-Rouge d’Île-de-France. Elle intervient auprès d’apprentis soignants, accompagnants médico-sociaux, cadres de santé, directeurs d’établissement. "L’idée n’est pas tant de témoigner que de parler de pratiques, d’attentes vis-à-vis des professionnels, d’éthique... de tout ce qui nous concerne au jour le jour, nous qui sommes porteurs de handicap. Évidemment je vais illustrer mon propos à partir de mon parcours de vie pour parler des obstacles, des réajustements... cela permet aux apprenants d’avoir une vision non pas centrée sur l’établissement ou le service mais sur l’individu et son projet." Aujourd’hui, sous sa houlette, la Croix-Rouge tente de fédérer un réseau d’experts d’usage.

"Nous avons besoin de profils variés, sur tous les types de handicap. Ce n’est pas parce qu’elles ont besoin d’aide que les personnes en situation de handicap doivent être complexées. Elles ont une expertise pour former les professionnels comme pour faire évoluer l’offre de services. C’est en exposant nos difficultés au quotidien que nous ferons bouger les mentalités."
Alicia Jovin, myopathe et chargée de mission pair-émulation et empowerment à la Croix-Rouge française

De la pair-aidance à la formation des professionnels


À Grenoble (Isère), l’université des patients et le centre ressources métiers et compétence en psychiatrie (CRMC-Psy) ont monté en 2017 la première formation de patients experts en psychiatrie. Camille Niard, aujourd’hui médiatrice de santé pair au centre ressource de réhabilitation psychosociale du CH Le Vinatier de Lyon (Rhône), a fait partie des douze premiers diplômés. La jeune femme a été diagnostiquée schizophrène et bipolaire à l’âge de seize ans, puis jusque vingt-neuf ans elle a alterné entre des périodes d’hospitalisation et d’études qui l’ont conduite à décrocher un master en écologie. Quelques années de travail, une rechute, une mission humanitaire où elle découvre une appétence à "s’occuper des autres" et Camille Niard décide de réorienter sa carrière vers la pair-aidance. Aujourd’hui professionnelle — Camille a été embauchée en CDD sur un poste d’ingénieur hospitalier —, elle intervient seule ou avec les autres professionnels pour des suivis individuels ou dans des groupes de psycho-éducation. Elle participe également avec une psychologue du CRMC-Psy à la formation des médecins en première et quatrième année.


L’UDPARA forme des patients ressource en santé mentale


Le 3 avril, l’université des patients de Grenoble a déplacé son siège à Lyon (Rhône) pour devenir université des patients Auvergne Rhône-Alpes (UDPARA). Le 5 avril, la deuxième session de la formation "Devenir patient ressource en santé mentale" a démarré. Elle durera trois mois (177 heures) et abordera : les évolutions en santé mentale ; la pratique de la pair-aidance ; l’éducation thérapeutique du patient et la communication. "Il fait arrêter d’isoler la maladie mentale, c’est une maladie chronique comme une autre, où l’éducation thérapeutique peut prendre tout son sens, estime Bernard Denis, secrétaire général de l’UDPARA. À l’heure où les professionnels sont débordés, il est temps de laisser cette activité à des patients-partenaires qui sont souvent bien plus pertinents que les professionnels du soin." De plus, ajoute Sylvie Tricard du CRMC-Psy, "les premières expériences d’accompagnement professionnalisé par des pairs ont montré leur efficacité : elles ont permis de diminuer les hospitalisations par quatre ou cinq."


De la posture d’usager déficient intellectuel à celle de formateur

La plupart des personnes déficientes intellectuelles n’ont pas fait d’études supérieures, ce n’est pas pour autant qu’elles n’ont pas un savoir expérientiel précieux pour les professionnels qui vont les accompagner. L’équipe Hadepas (pour handicap autonomie et développement de la participation sociale) de l’université catholique de Lille (Nord) a testé, à travers la recherche-action "Développer la sensibilisation au handicap mental par les autoreprésentants", la création de binômes d’enseignants composés d’enseignants chercheurs et de personnes en situation de handicap capables d’expliquer le handicap aux étudiants.

"Nous avions deux objectifs, explique Agnès d’Arripe de l’Hadepas : sensibiliser les étudiants et transformer les représentations mais aussi développer une approche inclusive de la formation universitaire afin de démontrer que les personnes déficientes intellectuelles peuvent avoir leur place à l’université." Dans le cadre d’un projet européen Erasmus+ franco-belgo-luxembourgois, six enseignants chercheurs, pas forcément spécialisés dans le handicap, et six personnes déficientes intellectuelles se sont prêtés au jeu de la coconstruction et de la coanimation d’un module de formation de 18 heures destiné aux étudiants de la licence santé-sociale sur l’année universitaire 2016-2017. Cette action de l’Hadepas a été lauréate du concours national Droits des usagers de la santé 2018.
"On a travaillé en duo de la préparation du cours à l’évaluation des étudiants. Les enseignants nous ont mis à l’aise, on a vraiment été professeurs ensemble", commente Jacques Lequien, travailleur à l’établissement et service d’aide par le travail (Esat) de Montigny-en-Gohelle (Pas-de-Calais). L’expérience a été également extrêmement positive pour Rozenn le Berre, philosophe : "J’ai appris beaucoup de choses sur le métier d’enseignant. Mon binôme m’a obligé à réfléchir à comment faire passer un message, à bien structurer les différentes étapes du cours que nous avons designé ensemble." Et Agnès d’Arripe de poursuivre : "On a des pistes pour reproposer ce module avec les duos actuels dans d’autres formations pour l’instant médico-sociales. On souhaite aussi former de nouveaux duos entre septembre 2018 et janvier 2019", poursuit Agnès d’Arripe.


"Je rêverais de donner des cours en duo avec une personne déficiente intellectuelle à des élèves ingénieurs pour qu’eux aussi comprennent l’intérêt et les enjeux de l’inclusion."
Agnès d’Arripe, enseignant-chercheur à l’Hadepas

Yann Descamps, délégué local de l’association d’autoreprésentant Nous aussi (lire notre article) dans le Valenciennois (Nord) a rencontré l’équipe de l’Hadepas lors de la semaine sur le handicap et la citoyenneté organisé en mars dernier par l’université catholique de Lille. Il a l’intention de s’inscrire dans la formation proposée mais d’ores et déjà il coanime des formations sur l’accompagnement des personnes handicapées mentales et le facile à lire et à
comprendre à l’antenne de l’Institut régional de travail social (IRTS) de Valenciennes. Pour Philippe Namur, référent de la formation d’accompagnants éducatifs et sociaux de l’IRTS, "il est important que la personne accompagnée dont on parle tout au long de la formation ne soit pas un fantôme mais au contraire un personnage incarné qui leur montre qu’elle a des droits, des aspirations et des compétences. J’aimerais d’ailleurs pouvoir monter le même type de partenariat avec des Ehpad pour le secteur personnes âgées."

En matière de coconstruction avec les usagers, certains voisins européens ont une longueur d’avance. Ainsi en Irlande, l’expertise des personnes en situation de handicap ne s’arrête pas à la porte de la formation, les usagers sont directement intégrés aux équipes de recherche qui travaillent sur le handicap. Après la formation, la recherche pourrait bien être l’un des nouveaux chantiers pour les experts d’usage français

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