Le Programme Feeling Safe dans la réhabilitation

Accompagner les personnes confrontées à des délires de persécution dans la psychose, c’est l’objectif du programme Feeling Safe. Dans cet article, Catherine Bortolon, psychologue Clinicienne au C3R de Grenoble présente les objectifs et mécanismes d’action de ce programme, après avoir apporté un éclairage sur les mécanismes sous-jacents à la paranoïa.

La paranoïa, définie comme la méfiance excessive à l’égard des autres, est une des caractéristiques de la psychose. Les formes les plus graves de paranoïa sont les délires de persécution. Des études montrent qu’environ 75 % des patients présentent des délires de persécution lors du premier épisode de psychose (Paolini et al., 2016. Le délire de persécution est le type de délire le plus courant dans la schizophrénie, touchant environ 80 % de cette population (Freeman, 2007). Près de la moitié des personnes souffrant de délires de persécution ont un niveau de bien-être psychologique se situant dans les 2 % les plus bas de la population générale (Freeman et al., 2011). En effet, les délires sont généralement accompagnés de niveaux importants d’anxiété (Bird et al. 2017), de dépression (Bird et al. 2017) et de troubles du sommeil (Waite et al., 2020). Une méfiance excessive et incontrôlée affecte également la vie/sphère sociale, l’estime de soi et la qualité de vie (Freeman et al., 2014). Ces données nous montrent qu’il est primordial de repenser les prises en charges des personnes concernées par les idées délirantes de persécution dans un parcours de soin adapté.

Des interventions psychologiques de type Thérapie Cognitive et Comportementale (TCC) pour la psychose ont été développées depuis plusieurs années dans l’objectif de réduire les idées délirantes. De manière générale, ces thérapies visaient à changer les croyances délirantes via leur mise à l’épreuve en utilisant des techniques comme, par exemple, la découverte guidée, la production des preuves alternatives, le test des hypothèses, et l’identification des biais cognitifs (Kingdon & Turkington, 2004). Cependant, l’efficacité des TCCs pour la psychose sur les délires est faible. Ces constats montrent alors l’importance de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents à la paranoïa.

Les mécanismes associés à la paranoïa

Plus d’une décennie de recherches, menées notamment par l’équipe de Daniel Freeman à l’Université de Oxford, ont pu mettre en évidence de manière systématique et par le biais de différentes méthodologies une série de mécanismes sous-jacents à la paranoïa (Figure 1).

Figure 1. Traduction du modèle de Freeman 2016

Parmi ces mécanismes, il a été démontré que l’inquiétude contribue à la survenue et au maintien de la paranoïa en ramenant à l’esprit des idées invraisemblables, en empêchant l’individu d’analyser ses inquiétudes de manière concrète et, ainsi, en augmentant la détresse. Environ, 79% des patients souffrant de paranoïa sévère ont des niveaux d’inquiétude comparables à ceux des patients souffrant de troubles anxieux généralisés (Startup et al., 2016 ; Startup et al., 2007). A l’inverse, la réduction des inquiétudes amène à la réduction des idées délirantes de persécution. Différentes techniques thérapeutiques peuvent être utilisées à cette fin, telles que la psychoéducation sur l’inquiétude, l’identification et la révision des croyances positives et négatives sur l’inquiétude, la prise de conscience de l’initiation de l’inquiétude et des déclencheurs individuels, l’utilisation de périodes d’inquiétude, la planification d’activités en période d’inquiétude et l’apprentissage du lâcher prise de l’inquiétude (Freeman et al., 2021 ; Foster et al., 2010).

Une faible estime de soi (croyances négatives sur le soi) est également un mécanisme qui contribue de manière significative à l’apparition et la persistance de la paranoïa en amenant la personne à se sentir inférieure et donc vulnérable aux attaques provenant d’autrui. Des études estiment que 52,4 % des patients souffrant de paranoïa sévère ont des croyances extrêmement négatives sur eux-mêmes (Freeman & Garety, 2014 ; Freeman et al., 2019). Similairement aux inquiétudes, des interventions visant à améliorer l’estime de soi par des techniques de psychologie positive (ex. développer l’auto-compassion) permettent une amélioration des croyances positives à propos de soi et une réduction délire de persécution (ex. Brown et al., 2020).

La dégradation de la qualité du sommeil contribue également à l’apparition de la paranoïa par de multiples voies (ex. augmentation de l’affect négatif et des hallucinations). Il a été estimé que 80 % des patients atteints de psychose présentaient au moins un trouble du sommeil (ex. insomnies). Des études montrent que les thérapies cognitive-comportementales destinées à traiter les troubles du sommeil (ex. le contrôle des stimuli, le rétablissement des rythmes circadiens) sont également efficaces dans la réduction de la paranoïa (Freeman et al., 2017).

Les idées délirantes de persécution coexistent souvent avec les hallucinations (ex. entendre des voix). Jusqu’à 80 % des patients atteints de paranoïa sévère rapportent également entendre des voix, et notamment des voix négatives (Freeman et al., 2019). Ce qui est dit par les voix peut, souvent, contribuer à la persistance de la paranoïa pour différentes raisons : les voix menacent l’individu, affectent leur estime personnelle, augmentent les niveaux de détresse.

Enfin, un dernier mécanisme qui semble être au cœur du maintien de la paranoïa sont les comportements de sécurité. Les comportements de sécurité sont des évitements utilisés dans l’espoir d’éviter que les prédictions négatives ne se réalisent. Les personnes présentant des idées délirantes de persécution mettent en place plusieurs stratégies pour se protéger. En conséquence, ces comportements empêchent l’individu d’être confronté aux preuves qui lui auraient permis de vérifier que ces croyances étaient déraisonnables (Freeman et al., 2019 ; Freeman & Garety, 2014).

A partir de ce modèle, Freeman et collaborateurs ont développé un programme thérapeutique qui, à l’heure actuelle, est considéré comme le plus efficace pour les délires de persécution. Feeling Safe est un programme thérapeutique de six mois qui a fait ses preuves d’efficacité en conduisant à la guérison de 50% des délires de persécution.

Programme Feeling Safe dans le parcours de réhabilitation

L’objectif principal du programme Feeling Safe est d’aider les personnes à se sentir en sécurité, être plus heureux.euse et redevenir actif.ve. En ciblant les mécanismes d’action qui maintiennent la paranoïa et donc le sentiment de vulnérabilité, le thérapeute n’attaque pas directement les idées délirantes. Ainsi, l’usager et le thérapeute œuvrent ensemble pour (1) vaincre les inquiétudes, (2) augmenter la confiance en soi ; (3) mieux dormir, (4) gagner en contrôle sur les voix et (5) diminuer les défenses pour voir le monde différemment.
Les valeurs qui guident cette prise en charge sont alignées avec les principes du rétablissement. Pour donner quelques exemples : (1) Nous croyons au potentiel de chacun.e et nous voulons qu’il.elle s’épanouisse. (2) Nous voulons être aussi respectueux que possible. Nous n’essaierons que les choses qu’il.elle aimerait faire. (3) Mais nous voulons essayer de nouvelles choses. Notre thérapie repose sur un esprit de découverte. (4) Nous croyons que les gens font des progrès en essayant des choses dans leur vie quotidienne. (5) Nous voulons changer les choses pour une personne au moment présent et dans l’avenir. (6) Nous voulons être aux côtés d’une personne lorsqu’elle fait de nouveaux apprentissages, en l’encourageant et en la soutenant tout au long du processus. Le choix et le contrôle sur la thérapie appartiennent à l’usager.

Comment mettre en place ce programme en tant que professionnel de la réhab ?

La première étape pour la mise en place de ce programme est la formation. Ce programme doit être mis en place par un.e psychologue clinicien.ne, de préférence formé.e aux Thérapies Cognitives et Comportementales (TCC), ayant également été formé.e au programme. LA seule formation actuellement disponible est seule proposée par l’équipe du Pr. Daniel Freeman à l’Université d’Oxford. Actuellement, nous réfléchissons à l’organisation d’une formation francophone.

Au C3R de Grenoble, l’usager peut bénéficier d’un accompagnement individuel par une psychologue clinicienne formées aux TCCs et au programme Feeling Safe. Nous sommes actuellement trois psychologues formées.
Les usagers peuvent en bénéficier de différentes manières. D’abord, par le biais du PSI si l’usager a une plainte associée à la présence d’une méfiance accrue et un sentiment de vulnérabilité important. L’usager peut également en faire la demande au cours de son accompagnement en sollicitant son coordinateur qui enverra une demande d’accompagnement dans le cadre du Programme Feeling Safe.

Après des entretiens préliminaires, il pourra être proposé à l’usager un (ou plusieurs) des modules du programme Feeling Safe en fonction de ses besoins :
• Vaincre les inquiétudes
• Mieux Dormir
• Booster la confiance en soi
• Se sentir en sécurité tout en entendant de voix
• Se sentir suffisamment en sécurité.

En raison de l’implication que le programme demande du/de la psychologue, sa mise en place peut être pensée en collaboration avec le.a coordinateur.trice de l’usager. En effet, le programme est conçu pour être court (environ 20 séances ; 4-5 séances par module), mais intense, ce qui implique des contacts réguliers entre l’usagers et le psychologue entre les séances (ex. appels téléphoniques, aide dans la réalisation des tâches thérapeutiques à domicile). Le Programme Feeling Safe est très actif. En conséquence, le psychologue participe direct ou indirectement à plusieurs activités proposés dans le cadre de cet accompagnement. Le coordinateur pourrait faciliter les contacts réguliers. Le rôle du coordinateur doit, bien évidemment, être discuté avec l’usager.

La mise en place du programme est guidée par les livrets développés pour chaque module. Les nouvelles versions de ces livrets ont été récemment traduites par l’équipe du C3R de Grenoble avec l’autorisation du Pr. Daniel Freeman. L’utilisation des livrets doit être fondée sur les besoins spécifiques de chaque usager.

Un dernier point important pour la mise en place de ce programme est d’assurer que le programme et le contenu travaillé en séance ne se chevauche pas avec d’autres propositions thérapeutiques. En effet, en raison de l’implication que cela demande de la part de l’usager, il pourrait être plus judicieux d’éviter de multiplier les propositions thérapeutiques concomitantes. Il est important de penser au parcours de soin des usagers et avec les usagers tout en prenant compte la complémentarité et le chevauchement entre les propositions thérapeutiques. A titre d’exemple, il peut être contreproductive de proposer le Programme Michael’s Game en parallèle du Programme Feeling Safe une fois qu’ils adressent le problème des idées délirantes d’une manière différente voir opposée. Tandis que le premier vise à apprendre l’usagers à mettre en question ses idées via des techniques cognitives classiques, le deuxième va chercher plutôt à apprendre à l’usagers à se désengager de ses idées en occupant son temps et esprit avec d’autres activités sources de plaisir et en lien avec ses valeurs et objectifs.

Conclusions

La présence des idées de persécution peut être un frein important au rétablissement. En conséquence, il est fondamental de pouvoir les repérer et les prendre en charge de manière adéquate. En raison du fait que le programme couvre plusieurs aspects de la vie de l’individu (estime de soi, régulation émotionnelle, inquiétudes, gestion de voix, etc.), la mise en place de ce programme doit être réfléchie avec précision dans le parcours de soin de l’usager de manière à s’assurer que les différents programmes thérapeutiques proposés soient complémentaires. Il est important que nous puissions penser au parcours de soin des usagers et avec les usagers, en prenant en compte ses besoins et objectifs, et en basant nos recommandations sur les meilleures données de la littérature scientifique en psychologie (et autres domaines). Le programme Feeling Safe est, à l’heure actuelle, le programme le plus efficace dans le traitement des idées délirantes de persécution. Pour conclure, ce programme a le potentiel de permettre aux personnes d’améliorer leur qualité de vie et leur niveau de satisfaction qui sont essentiels dans le processus de rétablissement.

Catherine Bortolon
Psychologue Clinicienne au C3R de Grenoble

Pour aller plus loin

Retrouvez la présentation de Catherine Bortolon sur le programme Feeling Safe lors de la journée du réseau de réhabilitation psychosociale 2022 👇